Le lyrisme des deux derniers disques de The Impressions ne repose pas seulement sur les compositions de Curtis Mayfield. Il naît en grande partie de leur sonorité étrange, qui allie le goût classique pour la luxuriance et lespace avec la puissance sans partage des cuivres et du jeu de guitare. Cest à la fois une musique darrangeurs, portée sur lemphase, parfois académique, et une musique vivante, où linstrument, plus du tout considéré comme pièce du dispositif orchestral, sort de ses rives, ou presque. A la différence du j***, auquel un lecteur malveillant ne manquera pas de penser, il ny a aucun solo dans la musique de The Impressions, aucune mystique de lexpression, aucun voyage intérieur. Rien de stupide. Car linstrument se met au service de lensemble, même sil le fait en rugissant. Une mélodie jouée par le violon sinsère dans la chanson dont elle sera lindicateur du drame, un chur de trompettes voudra élever le sentiment et souligner la fierté du chant au moment du couplet. Cest toujours lair qui justifie la participation des instruments, en quoi lart de The Impressions relève apparemment dune conception classique de la poésie : la représentation idéale dun concept de la nature dont la réalité empêche le plein et harmonieux développement. Mais, dès lors que la représentation rompt avec lidéal, léquilibre des parties, quelle recherche la déformation, lamplification au profit de lintensification des traits, nous entrons dans autre chose, qui est lart maniériste. The Impressions, maniéristes de la soul. Comprenons bien que lart maniériste reste un art de la représentation, quil ne se prend pas lui-même pour objet, quil rejette toute transcendance et toute intériorité à la fois, bref quil se distingue du goût moderne. Le maniériste est simplement celui qui, pour nous parler de la nature, choisit de la styliser à lextrême, souvent sur le mode de lamplification (The Impressions mais aussi Brian De Palma). Voyez à quel point je ne doute pas de ce que jécris.
« My Deceiving Heart » est laboutissement de cette recherche ornementale. Au contraire dune ballade de Paul McCartney, classique en ce quelle équilibre ses forces et vise à la plénitude dun sentiment, produisant ainsi un effet de lissé, une ballade de Curtis Mayfield, un peu comme une ballade de The Band que chanterait Richard Manuel, comporte des accents, des notes italo-américaines, si bien que le sentiment est généré par la quantité de traits plutôt que par la qualité idéale dun ensemble. Il sagit pour Curtis Mayfield de graduer le sentiment là où Paul McCartney préfère lexposer dans ce quil a dachevé. Illustration : « Hey Jude » terrasse par la séquence mélodique toute entière ; « My Deceiving Heart » chavire dabord par lintroduction vieux loup à lorgue et au piano, ensuite par le riff de guitare et la cadence quil suscite, enfin par le soutien du chur, et plus généralement, par lirrégularité du chant de Curtis Mayfield. Cet amoncellement (incomplet) des traits, plus que le continuum mélodique et harmonique, excellent de toute manière, fait la beauté maniériste de la chanson. La succession de trouvailles, déclats, la volonté constante et pathologique de faire couler les larmes, non sur la durée mais dès lapparition de signaux, la couleur unique et aveuglante des arrangements, telles sont les conditions dun art maniériste, superlativement remplies par « My Deceiving Heart ». Non, il ne sagit pas de variété, parce que tout ici, sans être boursouflé, aveugle par la grâce et le luxe des moyens mélodiques, incompatibles avec lindigence de la variété sur ce plan, par la splendeur et le règne des arrangements, qui comme dans un film de Vincente Minnelli doublent toutes les scènes, par la profusion dharmonies enfin là, plus de comparaisons, le secret sest perdu à mesure que se mettait en place la tyrannie mortelle de la variété. Quantifier nest pas alourdir et tant que la confusion sera faite, des imbéciles, ceux-là même qui vous chantent les louanges de leurs « Otis », « James » (le génie de ces deux-là ne souffre pas quon les traite en intimes) ou « Aretha » (fossoyeuse de la soul, pourvoyeuse de j*** soft aseptisé dont la musique inonde nimporte quel film familialiste ringard avec Robin Williams, mère de monstruosités frigides comme Alicia Keys qui ne sert que des clichés sentimentaux faisandés et qui ne mérite absolument pas quon la respecte, et là lhorreur un temps propagée par le Philly Sound doit être incriminée, destructrice de tout ce qui a été beau et psycho-batave dans la soul music, Aretha, prisée des directeurs de chaînes de télévision, des festivaliers ignares et de Bill Cosby, qui éclipse depuis bientôt quarante ans Betty Harris, Della Humphrey et Gwen McRae, qui a sacrifié la soul music à lusure du rock business, qui est apparue dans le désastreux Blues Brothers), puisquils sont les gardiens de la tradition et de lordre, jugeront que The Impressions sont un orchestre de variété. Cela est intolérable et vous mourrez tous.
Paul Préboist 01/03/2005 17:22