En avril 1971, à Concord, Massachussets, eurent lieu des mouvements de protestation contre la guerre du Vietnam dont personne, hormis ceux qui les vécurent, nentendit parler. Elles ne présentaient à vrai dire quun intérêt fort limité, dabord en raison de leur caractère tardif et rétrograde, ensuite parce que la foule éructante refusait tout acte de violence et de dégradation des biens. Les étudiants de 1971, non contents de porter des tuniques indiennes et des insignes de paix, braillaient en cur des hymnes folk et psychédéliques, tels des pâtres aux cheveux sales. Ils arboraient tous un même sourire fétide qui semblait annoncer lunion de tous les peuples dans la joie des guitares sèches et des flûtes de pan, certains se tenaient la main comme sils se donnaient rendez-vous à la kermesse du sous-prolétariat rural ravagé par lalcool et lillettrisme, dautres levaient les poings, et leur attitude dénotait lamateur de jazz transcendantal fraîchement converti au rock hard allemand de mc5. Au devant de cette marée, je faisais mine dincarner le représentant de lordre que les hippies voulaient voir en moi. Il meût été bien difficile dexpliquer que la police en 1971 restait le dernier bastion du Psycho-batave. Ma profonde affliction ne me permettait pas dintervenir autrement que par la seule présentation de mon corps blindé, jempoignais quelquefois un hippie par les cheveux et le traînais au coin dune rue, je commençais à le battre sèchement mais le cur ny était plus. Alors je laissais séchapper ladolescent qui apprenait à ses camarades que jétais un brutal fasciste, cependant que cétait le système qui mavait fait ainsi, que mon éducation déficiente ne mavait pas offert les moyens de le comprendre, que jétais le produit inconscient dune machine totalitaire broyant ma liberté, que, donc, il ne fallait pas men blâmer, et que le vrai Christ, celui des Evangiles, pas celui de Rome, prônait lamour entre frères, que timothy leary et georges harrison avaient aussi insisté sur le fait que la transformation de lâme serait opérée par lamour, que lon devait par conséquent maimer pour que je devienne un type excellent. Oui, ce jeune hippie, après que je leus corrigé, proposait de membrasser et de mappeler son frère : 1971. Nos jeunes lecteurs peinent à simaginer leffroi qui régnait en 1971. Je revenais parmi les rangs, aux côtés de mon ami Vieux loup John Ernest et soudain, je crus apercevoir un visage familier mais déplacé dans la circonstance. La foule faisait circuler de bouche en barbe un mégaphone, si bien que chaque sottise traversant lesprit racorni du moindre pédé progressif pouvait être hurlée pour lédification des masses. On sempara du mégaphone : « Tas desclaves dévitalisés, tiers-mondistes sirupeux, artistes de rues maigres et affamés, aucun de vous, vous mentendez, AUCUN DE VOUS nest digne de jouer dans un film de Sam Peckinpah ! arthur penn ou bien andy warhol, voilà ce que vous méritez ! Ce que vous voulez vraiment, cest parler du génocide indien en épluchant une pomme pendant quun Hongrois au crâne lisse vous chie sur la nuque, pas vrai ? Ah ! Ah ! Ah ! ». Randall Webb ! Comment ne pas reconnaître celui dont la force de synthèse et linventivité conceptuelle avaient permis la théorie du Psycho-batave tendre dès lété 1966 ! Ses travaux avaient naturellement commencé très tôt à porter leurs fruits, mais, avant que je ne devienne moi-même un théoricien, dun genre plus impressionniste, plus porté aux nuances, javais été associé par miracle à lune des créations philosophiques de mon brillant ami. Si la virulence du propos me lavait désigné comme étant sans conteste celui que jadmirais, je constatai que Randall Webb avait vestimentairement évolué du costume classique dit costume Larry & The Blue Notes au costume réglementaire dit costume Clifford Curry. Pour le reste, malgré une lassitude et une déception intense qui se lisaient sur ses traits, Randall Webb était demeuré tel quen lui-même dans léternité. Les hippies, aux mines contrites, entonnaient de vagues sermons, laissant leur imprécateur dans la frustration du combat escamoté ; la vue de Randall Webb suffit à me régénérer et glorieusement, je mapprochai du cercle formé autour de lui pour asséner quelques coups de bâton et enfin, répandre des fumigènes.
D'infâmes hippies mûrs pour la matraque de Boulter Lewis
« Grands Dieux ! Je savais que tu viendrais mépauler, Boulter ! Montrons-leur, à ces militants de lamour, ce quest la classe véritable du Psycho-batave ! » Ainsi Randall Webb ne se trouvait pas à Concord, Massachussets, pour simplement lutter contre le fléau des hippies, ou bien sil luttait contre le fléau des hippies, son action devait prendre un tour plus mondial et plus systématique, et cétait dans cette idée que moi, Boulter Lewis, je constituais le but authentique de sa visite, moi qui devais me révéler dun grand et précieux secours dans le dessein général de Randall Webb. Nous gagnâmes le fourgon, où John Ernest avait décidé de se réfugier en attendant la dispersion de la foule ; mon collègue Vieux loup jouait très opportunément la musique de James Brown, qui nous mit tous de joyeuse humeur, et ainsi nous roulâmes jusquau Helluva, qui était notre club de strip-tease favori, celui dans lequel rien ne nous était tarifié. En connaisseur, Randall Webb apprécia les spectacles qui lui étaient présentés, cest-à-dire que pas une seule fois sa volupté insatiable ne déborda les cadres de lémotion esthétique. Lorsque je suivais ma formation à lécole de police, javais emmené Randall Webb au Helluva, jy avais conservé mes habitudes et à présent, doté dun pouvoir répressif accru, je fréquentais le même lieu en compagnie du très vorace John Ernest, lui et moi étant toujours accueillis avec les égards les plus manifestes. Randall Webb, soit que sa mémoire le lui eût suggéré soit quil eût enquêté auprès des potentats locaux, avait parfaitement prévu que nous scellassions nos retrouvailles au Helluva : cest pourquoi un ami nous avait précédés, qui allait jouer un rôle important dans la suite de nos affaires. Cétait un petit homme brun et solidement charpenté, lair acariâtre, qui, par défi plutôt que par négligence, était vêtu dun jogging gris à capuche, cela et ses lunettes immenses lapparentaient à ces tueurs à gages que la Mafia préfère employer pour des contrats sordides et immoraux, contrats qui excluent la participation dun Italien mais qui conviennent à lAméricain qui na plus ni honneur ni bon sens. « Boulter, félicite-moi car tu es assis à la même table que le chevalier californien du Psycho-batave angoissé, celui que le redoutable perfectionnisme de son Etat na jamais empêché dêtre le plus lyrique des interprètes et le plus baroque des compositeurs, celui qui seul comprit les réelles ressources de la folie et nen fit jamais quelque chose de théâtral, dans lenflure ou le dénuement hypocrite, celui qui seul usa de la structure et de la densité pour donner corps à ce qui chez dautres sévapore dans la prétention, celui qui reste linventeur de la musique maniaque, mon ami et maintenant le vôtre : Sean Bonniwell »
Sean Bonniwell, qui écoutait imperturbablement léloge de Randall Webb, hocha cependant la tête aux mots « structure » et « maniaque » puis, lorsque léloge se termina, il regarda de biais les fluides contorsions dune jeune Naïade le long de sa rampe argentée. Dans le plus pur style japonais, un discret plissement de la joue droite indiqua le plaisir quéprouvait Sean Bonniwell à contempler ce spectacle ; ce visage que lon eût cru figé quelques instants avant était en réalité innervé par la joie des sens et de lintellect ; tel le maître Zen, Sean Bonniwell réduisait son expressivité à lessentiel, dès lors, chacune de ses réactions, toutes mesurées dans leurs apparitions, prenait le tour dune déflagration. Sean Bonniwell tira un mouchoir en tissu de la poche de son jogging et le passa sur sa pommette droite.